Yasmine Belkaid (Institut Pasteur) : “La science, entre émerveillement et horreur

  • octobre 10, 2025
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Dans un monde où les conflits se multiplient et où les tensions commerciales semblent inéluctables, la volonté de se replier sur soi-même apparaît plus que jamais. Face à la croissance du vote radical et à la désinformation, les démocraties libérales semblent fragilisées. C’est dans ce contexte difficile que résonne l’urgence d’entendre les voix des bâtisseurs d’avenir, qu’ils soient scientifiques, militaires, experts en technologie, penseurs ou entrepreneurs. Le dernier numéro de L’Express met ainsi en lumière les “Visionnaires”.

EN BREF

  • Yasmine Belkaid, nouvelle directrice de l’Institut Pasteur, appelle à une mobilisation contre les menaces sanitaires émergentes.
  • Les maladies infectieuses, notamment la tuberculose et l’antibiorésistance, représentent un enjeu de santé majeur.
  • Collaboration entre l’Etat, l’industrie et le secteur académique nécessaire pour faire face aux défis de santé publique.

Immunologiste reconnue, Yasmine Belkaid a pris la direction de l’Institut Pasteur le 2 janvier 2024. Forte de son expérience aux États-Unis, cette spécialiste des interactions entre les virus et le système immunitaire s’efforce d’alerter sur les dangers qui pèsent sur la recherche scientifique et la santé publique. Elle se bat pour stimuler la mobilisation autour des crises sanitaires à venir.

L’Express : La pandémie est-elle désormais derrière nous ou reste-t-elle une menace latente ?

Yasmine Belkaid : Absolument pas. Chaque année, environ 1,5 million de personnes décèdent de la tuberculose, 600 000 du paludisme et 600 000 du VIH/Sida. Les arrêts de programmes d’aide, en particulier ceux initiés par l’administration Trump, pourraient aggraver cette situation. Une étude anticipe 14 millions de vies perdues d’ici 2030. De plus, des maladies telles que le chikungunya commencent à faire leur apparition en France, avec déjà 400 cas recensés depuis mai.

Un autre point crucial est l’« antibiorésistance ». Les bactéries évoluent, non seulement de manière naturelle, mais également en réponse à des pressions telles que le changement climatique et l’usage inapproprié des antibiotiques. Dans certains pays, les élevages administrent des doses insuffisantes à leurs animaux, ce qui contribue à l’apparition de résistances. Si nous n’agissons pas, on estime que cette crise pourrait causer jusqu’à 40 millions de décès entre 2025 et 2050.

Les conséquences sont déjà dramatiques. Des milliards de personnes sont atteintes de tuberculose sans présenter de symptômes, et certaines bactéries sont devenues réfractaires à tous les traitements. Le paludisme et d’autres agents pathogènes tels qu’E. coli et le staphylocoque doré rendent les infections de plus en plus difficiles à traiter.

“L’État, les industriels et le monde académique doivent davantage travailler ensemble.”

Face à ces enjeux, comment relancer la recherche ? Yasmine Belkaid plaide pour un renforcement de la recherche fondamentale à l’Institut Pasteur. Ce dernier s’engage dans des approches novatrices, telles que les phages et la technologie Crispr-Cas9. Cependant, l’industrie pharmaceutique demeure réticente, considérant cette classe de médicaments comme peu rentable. Au Royaume-Uni, des subventions incitent les entreprises à collaborer, et il est crucial que les acteurs français s’engagent de la même manière.

Durant la crise sanitaire, la rapidité de développement des vaccins a été possible grâce à l’implication collective des administrations et des laboratoires. Cependant, la réduction du soutien envers la politique vaccinale américaine suscite de vives inquiétudes.

Malgré les défis, la France et l’Europe prennent conscience de la nécessité d’investir dans la recherche. Plusieurs organismes collaborent pour établir une grande initiative nationale en matière de vaccinologie. Cette coordination vise à créer des vaccins répondant aux besoins pressants et urgents.

“Tout cela aura des conséquences sur la confiance des populations dans la parole scientifique.”

Les défis de la recherche demeurent considérables. Les scientifiques européens subissent également l’impact des mouvements de désinformation. Malgré cela, un soutien du public reste essentiel, comme en témoigne les dons à l’Institut Pasteur. L’engagement financier de l’État pour la recherche continue de reculer, tandis que l’investissement en recherche fondamentale stagne à 0,3 % du PIB. Cette situation met en péril le développement de nouveaux traitements innovants et de vaccins.

Les scientifiques ont besoin de reconnaissance et de respect pour leur travail. Avec moins de crédits, la capacité d’innovation diminue, entraînant une perte de confiance et d’influence dans la communauté scientifique. L’attractivité du métier de chercheur est menacée par ce manque de ressources et par une bureaucratie de plus en plus lourde.

Pourtant, Yasmine Belkaid reste optimiste. Aujourd’hui, grâce aux avancées technologiques et scientifiques, la médecine préventive pourrait connaître des progrès significatifs. Le potentiel d’innovation est immense. La lutte contre les mouvements antiscience est cruciale, car elle pourrait entraver des découvertes futures.

Avec les outils et les connaissances d’aujourd’hui, les scientifiques sont mieux préparés. Toutefois, la question demeure : saurons-nous faire face ensemble aux crises de demain ? Les moyens techniques existent, mais leur application reste hypothétique. Dans un monde fracturé, le défi consiste à faire collaborer les acteurs de la santé publique pour garantir des réponses efficaces.

Directrice générale de l’Institut Pasteur, Yasmine Belkaid est une scientifique franco-algérienne qui a également été professeur à l’université de Pennsylvanie et directrice d’un centre d’immunologie aux États-Unis.