Mikhaïl Chichkine : “Russe, mais je refuse d’être le serf des criminels du Kremlin

  • octobre 15, 2025
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Mikhaïl Chichkine : entre culture russe et politique actuelle

Romancier de renom, récompensé par des distinctions littéraires prestigieuses telles que le Prix Booker russe et le Prix Bolchaïa Kniga, Mikhaïl Chichkine a vigoureusement dénoncé l’annexion de la Crimée en 2014. Ses critiques acerbes du régime de Vladimir Poutine l’ont contraint à l’exil en Suisse. Labelisé “agent de l’étranger” par le Kremlin, une distinction qu’il considère comme une fierté, l’écrivain publie aujourd’hui en français Le Bateau en marbre blanc (Éditions Noir sur Blanc), un recueil vibrant d’hommages aux icônes de la littérature et de la musique russes, allant d’Ivan Gontcharov à Dmitri Chostakovitch.

EN BREF

  • Mikhaïl Chichkine publie Le Bateau en marbre blanc, un hommage aux géants de la culture russe.
  • Il sépare la culture russe du régime de Poutine, plaidant pour la défense des grands écrivains.
  • Chichkine anticipe un futur chaotique pour le régime actuel, comme cela a été le cas par le passé.

Dans une récente interview accordée à L’Express, Chichkine explique l’importance cruciale de dissocier la culture russe du régime actuel, rappelant que la profondeur et le pouvoir des œuvres des maîtres tels que Dostoïevski et Pouchkine ne sauraient être responsables des atrocités commises en Ukraine. Il déplore la docilité de la majorité de ses compatriotes, décrits comme des « serfs » sous le joug du Kremlin, tout en abordant la controverse suscitée par le Prix Dar qu’il a créé. Il prédit que l’ère de Poutine prendra fin dans un chaos similaire à celui des précédents régimes russes.

L’Express : Une question hante votre livre sur la culture russe : à quoi servent des génies comme Tolstoï, Dostoïevski, Tourgueniev, Gogol ou Tchekhov s’ils n’ont pu empêcher les ravages du stalinisme ou l’invasion de l’Ukraine ?

Mikhaïl Chichkine : J’ai eu une “conversation” avec ces auteur, qui ont façonné ma vie et la culture russe. Aujourd’hui, la guerre exacerbe ma quête de sens face à un mal que je peine à comprendre.

Il souligne que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le soutien à cette « guerre méprisable » ne provient pas d’une connaissance des œuvres de Tchekhov ou de Rachmaninov, mais d’un système éducatif répressif. En effet, la vraie culture, vecteur d’estime de soi et d’esprit critique, a toujours souffert de l’oppression des différents régimes.

« Le patriotisme est l’esclavage », pour reprendre Tolstoï, dont aucun maître ne s’attribuerait les mots dans une classe aujourd’hui.

Dans cette analyse, il affirme que les dirigeants du Kremlin s’approprient tout, de la terre à la culture. Quiconque s’exprime en russe est considéré comme leur serf. Chichkine insiste sur son identité russe tout en refusant cette servilité, affirmant avec force : « Je suis russe, mais je ne serai pas leur serf. »

Les autorités, dit-il, aspirent à créer des esclaves obéissants, exigeant une pensée conforme. Cette dynamique d’asservissement passe par l’éducation, qui doit enseigner l’obéissance plutôt que l’esprit critique. Dans cette optique, le travail littéraire n’est pas qu’une question d’art, il est une arme dans le combat pour la liberté.

Concernant la déconstruction de la statue de Pouchkine en Ukraine, Chichkine comprend la colère qui monte, mais insiste sur la nécessité de dissocier l’écrivain de l’impérialisme russe. Pour lui, ces déclarations de guerre contre la culture ne doivent pas s’abattre sur les figures littéraires.

A propos de Dostoïevski, il indique que les tragédies contemporaines ne sont pas le reflet de l’œuvre de l’écrivain. Selon Chichkine, « la Tragédie de Boutcha » ne s’est pas manifestée à cause d’une lecture des grands classiques, mais d’une oppression ancrée bien plus loin, dans un besoin viscéral de contrôler la narrative nationale.

Ce dialogue sur la culture et l’identité se termine sur un constat amer. L’écrivain évoque son père, un ancien soldat de la Seconde Guerre mondiale qui, bien que fier d’avoir combattu pour l’Europe, a vu son sacrifice servir une cause bien différente. Chichkine raconte cette dualité, soulevant une question essentielle : peut-on aimer un pays qui se transforme en tyran ?

Enfin, alors qu’il évoque sa responsabilité en tant qu’écrivain, Chichkine rappelle que la guerre finira, mais que la fracture entre les peuples, engendrée par tant de souffrances, prendra du temps à cicatriser.

« Ma patrie a été conquise par des ennemis qui m’ont déclaré leur ennemi », conclut-il avec tristesse, se positionnant en tant que porte-voix d’une culture qui se doit de perdurer malgré la tempête.

Le Bateau de marbre blanc, par Mikhaïl Chichkine, traduit du russe par Maud Mabillard et Odile Demange. Noir sur Blanc, 387 p., 25 €.